Un duo, un trio et un quartette illustrent les derniers faits d’armes discographiques du jazzman libre François Carrier, tous improvisés live en compagnie du batteur Michel Lambert. La poésie du soufflant s’exprime toujours en volutes abondantes et irréductibles. Les élans passionnels restent au centre d’une démarche toute de fougue et de tendresse ; un cri d’amour au cosmos, aux mystères de la création, au pur plaisir d’exister. Pour l’artiste, « jouer est un privilège ! » et la beauté se niche partout. On aimerait bien voir le monde avec de tels yeux : pas toujours évident… Des pochettes agréables à manipuler, aux graphismes à dominante verte, constituent une porte d’entrée attrayante qui donne envie de faire résonner le contenu sur une chaîne complice. Car tout le monde ne pouvait pas se trouver à Casa Del Popolo à Montréal le 24 septembre 2012, à Résonance (Montréal aussi) le 8 août 2013, au Vortex de Londres le 25 mai 2014 et à l’Alchemia Jazz Klub de Cracovie le 2 juin 2014. Merci donc à la technologie qui vient à la rescousse d’enthousiastes peu susceptibles de multiplier les voyages afin d’être présents sur tous les lieux de concerts de par le monde. Il n’y a de toute façon pas de contre-indication à écouter de la musique vivante en différé, tout en profitant de celle qui se trame en bas de chez soi. L’on se réjouira ici de pouvoir, avec un retard de quelques mois ou de plusieurs années, écouter des prestations sélectionnées par un soufflant veillant à garder une trace de toutes ses apparitions scéniques. La musique fixée sur ces trois albums a été réalisée sans aucun plan préalable. Carrier aimant à prendre le temps de développer son propos, ses auditeurs doivent accepter d’embarquer pour des pistes au long cours, des envolées d’une intensité frissonnante et autres pièces aux horizons inscrutables. Les titres tiennent ainsi souvent de l’épopée. Il faut partir à l’aventure avec ce découvreur de beauté, ce chercheur d’âme, ce prospecteur d’absolu !
« Outgoing », le disque en quartette, fait suite à « Overground to the Vortex », enregistré trois ans plus tôt dans le même lieu avec la même équipe. Ces retrouvailles s’avèrent encore plus stimulantes que la session précédente. La complicité avec Lambert est désormais bien établie, et une partie du plaisir réside alors dans la façon dont les deux anglais s’intègrent à l’univers du leader, nourrissent le propos et amènent de nouvelles idées. John Edwards, ferme et vif à l’archet, véloce et assuré en pizzicato, veille au développement de chaque trouvaille, évite l’éparpillement. Le pianiste Steve Beresford apparaît sur trois morceaux, c’est-à-dire pendant la deuxième et majeure partie du concert. Il apporte dans ses bagages son swing décalé, sa délectable extravagance, qu’il agence avec le plus grand sérieux. Kingsland Road affiche une belle vitalité, Gillett Square construit une atmosphère plus sombre et heurtée, qui se poursuivra avec un Stoke Newington polymorphe, passant d’un jazz passionné à de l’impro irascible. Le piano y va du pointillisme au paroxysme, et la conclusion ramène tout le monde à la maison. Vive les échanges transatlantiques, quand ils provoquent une telle émulation chez les musiciens des deux côtés de la rive !
Sur « Unknowable », on fait la connaissance de Rafal Mazur, musicien se réclamant de la philosophie taoïste et jouant de la guitare basse acoustique, instrument que l’on ne croise pas très souvent dans le domaine qui nous occupe. La rencontre s’est faite à l’initiative de Marek Winiarski, animateur du label Not Two et organisateur d’un concert du trio à Cracovie. Au lendemain d’une prestation couronnée de succès, les trois hommes retournèrent dans le club et enregistrèrent la séance dont il s’agit ici. Un Mazur aux doigts d’araignée entraîne rapidement les débats sur un terrain fébrile, ses cordes effleurées ou percutées se situant au croisement de la contrebasse et de la basse électrique en termes de rendu sonore. Le caractère improvisé permet au trio de construire en temps réel, et avec souplesse, des épisodes aux reflets changeants. On reste pour l’essentiel dans le champ de l’indéfinition, dans un flux collectif sans réelle émergence de formes, mais où se voient quand même recherchées cohésion spirituelle, cohérence d’intention et interaction constante des participants. Difficile équilibre, globalement atteint. Le contrepoint permanent entre le registre de l’alto et celui de la guitare basse participe aussi de l’intérêt du disque, et Michel Lambert complète avec brio le triangle équilatéral.
En duo, « Io » permet de se pencher de plus près sur la connexion entre deux musiciens inséparables, sans la médiation que peut représenter la sollicitation d’un invité. A l’exception du morceau qui donne son titre à l’album, les autres pièces, sans pouvoir être qualifiées de miniatures, affichent des durées raisonnables voire brèves. Comme c’est le cas sur les autres albums de cette sélection, Carrier recourt à deux instruments, souvent au cours d’une même pièce, le hautbois chinois lui permettant de varier les couleurs sonores et modes de jeu selon l’humeur et le moment, de caquètements truculents en épanchements lyriques, de fougeraies caressantes en rocaille aiguisée. Michel Lambert est loquace sans être bavard, toujours en empathie avec le soufflant.
Trois albums recommandés, qui s’inscrivent dans la continuité de l’œuvre du saxophoniste, et découlent de la même source d’inspiration que leurs prédécesseurs. François Carrier prépare actuellement un « free opéra », projet ambitieux suscitant la curiosité et d’ores et déjà programmé à Montréal, Londres et Saint-Pétersbourg. On devrait également entendre Carrier en France au premier semestre 2016, au sein de petites formations qui restent à préciser.
David Cristol ⎪Improjazz 221⎪Janvier 2016